Nucléaire-Numérique un tandem idéal (2ème partie)

Nucléaire-Numérique :

un tandem idéal pour gérer les crises actuelles

(2ème partie)

Cet article présente la suite une analyse de notre compagnon à Thur Ecologie Transports Désir Cypria pour la revue papier, à parution épisodique. Cocorico S’prennt – n°3 – Octobre 2024.

Mais, l’informatique, au lieu de permettre une domination sur le Système Technicien, est entré dans ce système, en a adopté tous les caractères, et n’a fait qu’en renforcer la puissance et l’incohérence des effets. Actuellement, j’estime que la partie est perdue. Et que le Système Technicien exalté par la puissance informatique a échappé définitivement à la volonté directionnelle de l’homme :

Jacques Ellul en 1988 dans Le bluff technologique, aux éditions Hachette.

« Avec notre technique [le nucléaire], nous nous sommes mis dans une situation où nous ne pouvons plus nous représenter ce que nous pouvons produire et déclencher » : Günter Anders en 1981 dans La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, réédité en 2006 chez « Le serpent à plumes ».

Avertissement : Pour des raisons de place, la question de la contre-expertise abondamment développée au sein des mouvements de contestation du nucléaire et de l’informatique, ne sera pas abordée ici. Elle fera l’objet d’un prochain numéro, avec un élargissement à d’autres innovations techniques.

Introduction

« Bill Gates, le co-fondateur de Microsoft dévoile la conception d’un réacteur nucléaire révolutionnaire qui alimentera l’avenir de l’informatique. »

Citation du mensuel La Décroissance, septembre 2024.

Dans cette deuxième partie, nous nous intéresserons principalement aux origines communes des technologies nucléaire et informatique. Il s’agira notamment de montrer en quoi les développements de l’ordinateur furent plus qu’indispensables à ceux du nucléaire. La seconde guerre totale1 et la guerre froide qui lui succéda, constitueront notre principal cadre historique d’analyse.

Tout au long de cette période, le complexe scientifico-militaro-industriel2 qui se consolide, servira de support aux développements conjoints de nos deux technologies.

Nous nous arrêterons sur chacune des composantes de ce complexe, sur l’osmose qui existe entre elles au cours de la période, ainsi que sur les relations étroites qu’elles entretiennent vis-à-vis du nucléaire et de l’informatique. Nous terminerons en évoquant la redéfinition radicale du concept de défense nationale opérée par l’arme nucléaire, et les géopolitiques de dissuasion qui en découlent.

L’essor fulgurant que connaissent quant à elles les technologies informatiques depuis la fin de la guerre froide, offrirait de nouvelles perspectives aux élites en termes de dissuasion, à l’intérieur des frontières de la nation.

Du rôle de la science

« On retrouve ici la manière de procéder de la science moderne : [..] n’admettre les choses que dans la mesure où elles sont mathématisées. Et, pour cela, ne s’intéresser dans le monde qu’à ce qui offre prise à la mathématisation […] A la limite, un phénomène qui ne se laisse pas mesurer n’existe pas. » :

Olivier Rey, en 2003 dans : Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, aux éditions du Seuil.

Il s’agit ici de montrer le rôle majeur qu’a joué la Science dans le contexte qui a rendu possible l’avènement quasi-concomitant, puis le développement important, des technologies nucléaire et informatique.

Au tournant des années 1940, la Science change de nature et d’échelle dans ses projets. Se faisant, elle devient Technoscience.

La consolidation du complexe scientifico-militaro-industriel au cours de la seconde guerre totale, puis la guerre froide, vont dynamiser le développement de la Science.

L’interventionnisme de l’État permettra de faire du développement de la Science une priorité absolue en même temps que le principal vecteur du rayonnement de la nation. Le développement du nucléaire sera un des axes forts de cette vision étatique, à l’Ouest comme à l’Est.

Cette Science acquérant un rôle prépondérant dans la société va aussi être le support d’un certain nombre d’utopies techniques qui vont progressivement se substituer aux utopies politiques d’après-guerre.

Cette substitution est plutôt de nature à redorer le blason de la Science. Si bien que de manière générale, le rôle et l’implication de la science restent un angle mort dans la critique des innovations techniques, et notamment dans les cas du nucléaire et de l’informatique.

A l’exception des militants techno-critiques, les contestataires dénonceront, au mieux, le rôle des logiques capitalistes sans évoquer celles qui sont à l’œuvre dans la méthode scientifique. Pourtant, méthode scientifique et capitalisme ont ceci en commun : tous deux procèdent d’une réduction du réel via des abstractions essentiellement quantitativistes.

Dans les deux cas, cette réduction vise à manipuler, transformer et exploiter plus efficacement ce réel, afin d’en tirer puissance et profit. Pire encore, cette « mathématisation du réel » qui débute en occident à partir du XVIIe siècle, permettra de transgresser toutes les barrières morales établies par les philosophies et religions, pour aboutir à « la banalisation du mal » qui sera expérimentée de manière très similaire dans les camps de concentration nazis et dans le projet Manhattan3.

Si cette congruence entre capitalisme et méthode scientifique apparaît dès le XVIIe siècle, c’est surtout à partir du XXe siècle, et plus précisément au tournant de la seconde guerre totale, qu’elle commence à se concrétiser.

A partir de ce moment, c’est la nouvelle alliance entre la Science, l’État et l’industrie qui sera chargée d’organiser toute la société (capitaliste ou communiste). Nucléaire et informatique vont être au cœur de cette nouvelle alliance.

La guerre totale puis la guerre froide pour dynamiser la Technoscience. Le nucléaire et l’informatique deux éléments clefs de cette dynamique.

Au cours des années 1930-1940, le renforcement et la formalisation croissante des techniques de management dans les mégastructures publique et privée, fait émerger au niveau des élites, l’idée que les méthodes s’appuyant exclusivement sur la rationalité calculatrice propre à la démarche scientifique, devront dorénavant jouer un rôle prépondérant dans l’élaboration des politiques de développement des États-nations, aussi bien capitalistes que communistes…

Ainsi, scientifiques, ingénieurs et managers deviennent les organisateurs du monde4.

Dans le « monde clos »5 qu’instaure la guerre froide doublée d’une guerre technico-économique, il s’agit d’assurer à la fois une défense militaire infaillible ainsi qu’une prospérité techno-économique indéfectible. C’est à ce niveau que la Science et les organisateurs seront mobilisés. L’arme nucléaire et l’ordinateur seront deux de leurs principaux atouts. La guerre froide va stimuler les développements conjoints de l’ordinateur et des technologies nucléaires, tout en étant en retour politiquement structurée par ceux-ci.

Durant toute cette période, la possibilité d’une guerre nucléaire et l’angoisse qui y est associée, font naître une nécessité de développer plus de contrôle, plus de communication, ainsi que de plus grandes capacités d’analyse et de traitement de l’information.

Ces nécessités auxquelles l’ordinateur sera chargé de répondre partiellement, s’accentuent avec la multiplication des expérimentations nucléaires, au cours de cette période. Très vite apparaissent deux impératifs. D’une part, le déploiement d’un système de surveillance pour mesurer à l’échelle de la planète la radioactivité. Et d’autre part, la mise œuvre de techniques de simulation pour pallier aux difficultés que posent l’expérimentation directe dans le nucléaire.

Notons au passage que la mise en place de ces dispositifs techniques contribuera aux développements des sciences de la Terre (météorologie, sismologie, océanographie, etc.) et de l’écologie scientifique. Cette dernière deviendra même un instrument majeur dans le contrôle et la sécurisation des programmes d’expérimentations nucléaires6.

La surveillance comme la simulation révèlent toute l’importance de l’ordinateur, et à quelle point son développement et celui du nucléaire s’opèrent dans une parfaite symbiose.

On voit aussi poindre l’idée d’un certain dépassement des compétences humaines auquel doivent pallier l’automation et la simulation (nous y reviendrons dans un prochain article).

Le cas de la bombe à hydrogène (bombe H), basée sur le principe de la fusion thermonucléaire qui gouverne la vie des étoiles, est assez éloquent à ce sujet. Cette bombe H qui représente le stade paroxystique de l’arme nucléaire de destruction massive n’aurait jamais pu voir le jour sans le développement de l’ordinateur. En l’occurrence, sans le fameux E.N.I.A.C (Intégrateur et Calculateur Numérique et Electronique).

En effet, il a fallu « créer un monde artificiel »7 pour réussir à concevoir cette arme démesurée. Et ce monde artificiel ne pouvait avoir d’existence que dans l’ordinateur.

Autrement dit, les simulations informatiques (notamment la technique dite de Monte-Carlo) furent indispensables pour la fabrication de ces armes. Et on peut donc affirmer sans ambages : sans ordinateur, pas de bombe thermonucléaire !Ceci éclaire sur le fait que l’ordinateur aurait d’abord répondu à un besoin forgé par la Technoscience. Celui de satisfaire aux exigences de procédures industrielles et gestionnaires qui opèrent désormais hors échelle humaine en transgressant les frontières du monde naturel.

Pour illustrer le rôle des diverses composantes du complexe scientifico-militaro-industriel dans les développements conjoints du nucléaire et de l’informatique, nous évoquerons deux projets américains, très emblématiques de cette période.

Premièrement, le projet Manhattan qui dans la décennie 1940-1950 vit la construction des premières bombes atomique et thermonucléaire8. Ce projet majeur scella durablement une triple alliance entre Science Industrie et État, déjà ébauchée lors de la première guerre totale. Cette triple alliance va radicalement changer l’échelle, tout comme la manière de diriger, des projets. On verra s’y coaliser recherches scientifiques fondamentale et appliquée, processus industriels, et management.

Deuxièmement, le projet S.A.G.E (Défense Semi-Automatisée au Sol) qui fut élaboré dans la décennie 1950 par l’armée de l’Air pour promouvoir la défense anti-aérienne contre les armes atomiques, en recourant aux ordinateurs de la firme IBM. S.A.G.E est le premier dispositif non humain utilisé pour analyser l’information et orienter les décisions en temps réel. Pour l’historien des sciences Paul Edwards, celui-ci aura donc contribué à la « disqualification cybernétique » de l’être humain. Et « surtout bien plus qu’un système d’armes, c’est un rêve, un mythe, une métaphore de la défense totale, une technologie au service du discours du monde clos […]. »

Le type d’organisation qui fut au cœur de ces projets aura une grande influence auprès des élites du « monde clos » d’après-guerre. Ainsi, au cours de cette période, la Science devenue Technoscience aura permis par le biais notamment de l’ordinateur et du nucléaire, l’entrée de l’humanité dans l’ère de la très grande échelle, l’ère du hors-mesure.

L’émergence des géopolitiques de dissuasion nucléaire que nous évoquerons plus bas, en découle en grande partie. Toutes ces mutations opérées dans la sphère de la Technoscience, et remodelant les champs politique, économique et social, prennent d’abord racine aux États-Unis dans les années 1940. Elles se poursuivront ensuite en Europe à partir de la décennie 1950-1960, prenant alors l’appellation« d’américanisation-modernisation » Au cœur de ce processus, la conviction qui deviendra un dogme, que la Science pourrait apporter des solutions à tous les problèmes de la nation, à condition d’y consacrer les moyens suffisants.

Les importants changements d’orientations politiques impulsées à partir du mitan des années 1950 par le général De Gaule et Pierre Messmer signalent la « mise au pas » de la France vis-à-vis de ce processus.

La priorité nationale donnée à la formation des scientifiques et ingénieurs, ainsi que la politique de promotion du nucléaire pour assurer le rayonnement de la nation un temps entaché par la perte des colonies, viennent le confirmer.

Ces nouvelles orientations politiques permettront au nucléaire civil et militaire de consacrer l’ascension au pouvoir, au sein des structures de l’État, de la nouvelle élite technoscientifique (notamment les physiciens et les polytechniciens)9. Et au-delà, c’est toute une conception technocratique et dirigiste du développement industriel que cette nouvelle élite (poly)technicienne imposera en France.

Avec l’ordinateur, et plus encore, avec le nucléaire, le long processus d’homogénéisation entre sciences et techniques atteint son paroxysme. L’échelle à laquelle on opère (celle des structures constitutives de la matière), et la taille démesurée des projets, justifient alors un rapprochement inédit entre scientifiques ingénieurs et industriels. Celui-ci ne fait que consolider le complexe scientifico-militaro-industriel.

Durant toute la guerre froide, la physique et les mathématiques vont orienter l’évolution de beaucoup de disciplines scientifiques. Les abstractions tout comme les instruments d’analyse qu’ils permettent d’élaborer, vont être à l’origine du remodelage de tout un ensemble de disciplines scientifiques, allant de la biologie à la sociologie, en passant par l’économie.

Les modélisations et simulations qui en émanent, via notamment les ordinateurs, profiteront en premier lieu au développement du nucléaire.

Mais toutes ces mutations de la Science dont bénéficieront les développements conjoints du nucléaire et de l’informatique, soulèvent aussi des problèmes qui furent analysés dès les années 195010.

Ces analyses révèlent que d’une part la réduction du réel à des abstractions mathématiques, et d’autre part l’illimitation, qui sont au cœur de la démarche scientifique comme d’ailleurs du capitalisme, auront permis d’évacuer progressivement les questions du sens et de notre responsabilité dans l’entreprise scientifique. Ce qui in fine, permettra de poser les premiers jalons d’une « banalisation du mal ».

Ne jurant que par la froide rationalité calculatrice, le scientifique et tous ceux qui se réclament de sa démarche (ingénieurs, managers, technocrates, etc.) sont condamnés à travailler en vase clos pour atteindre un maximum de productivité. Autrement dit, l’efficacité de leur travail est conditionnée par un renoncement à toute perspective autre que celle se rapportant directement à leur champ de compétence.

Ce dernier fait éclaire bien sur le pourquoi et le comment de ce qui s’est produit à Auschwitz et à Hiroshima.

Notons au passage, que cette incapacité du scientifique à inscrire ses travaux dans une large perspective (sous peine de perdre en efficacité-productivité), n’empêche ni les grands médias, ni les élus politiques, de le convoquer, en toute légitimité, pour donner un éclairage sur la nature et les enjeux de ce qu’il produit !

Auschwitz-Hiroshima : une même démarche scientifique et deux formes distinctes de négationnisme

Jean-Marc Royer11 indique que le physicien Oppenheimer (projet Manhattan) et le bureaucrate Eichmann (camp d’Auschwitz) étaient tous deux animés par une même obnubilation portant sur le calcul et la gestion. Cette obnubilation conjuguée à une parcellisation extrême des tâches, ont eu pour effet de déresponsabiliser et de faire perdre de vue toutes les finalités de ce qui était produit. Dans les deux cas, on retrouve une même névrose obsessionnelle, caractéristique de la démarche scientifique.

En l’occurrence, une certaine propension à se focaliser uniquement sur ce qui est abstrait de façon à être le plus efficace possible.

Dans les camps de concentration nazis, tout comme dans le projet Manhattan, des crimes contre l’humanité furent scientifiquement élaborés, afin de mettre au point une « solution finale ».

On retrouve dans les deux cas, une même volonté chez les scientifiques et les bureaucrates, de produire massivement la mort de civils (ceci est particulièrement clair chez Oppenheimer et chez Eichmann).

Dans les deux cas, d’innocentes victimes servirent de cobayes pour des expériences scientifiques.

En extrapolant, on pourrait dire que de mêmes attitudes et façons de travailler sont aussi à l’œuvre aujourd’hui dans toutes les Silicone Valley du monde, où des scientifiques et ingénieurs s’évertuent à améliorer les performances des prothèses numériques qui détruisent progressivement nos cerveaux et le sous-sol.

Mais, attention les parallèles s’arrêtent ici.

Car si concernant les camps de concentration, l’ensemble des grands médias ainsi que toute la classe des intellectuels ont su condamner avec fermeté les horreurs commises par les bourreaux nazis (scientifiques et bureaucrates), il y eu de leur part un silence total sur Hiroshima. Pire encore, ces mêmes individus, à l’exception notoire de l’écrivain français Albert Camus, ont vu dans l’explosion nucléaire d’Hiroshima, une formidable avancée pour la Science et le Progrès. Et donc pour l’humanité !

Par ailleurs, ils condamnèrent de vive voix le négationnisme juif, mais absolument pas le négationnisme nucléaire12. Pourtant, alors que les camps nazis mettaient en péril l’avenir d’un peuple (ce qui est déjà plus qu’inadmissible), l’arme nucléaire menaçait quant à elle rien de moins que l’avenir de toute l’espèce humaine, et au-delà, une bonne partie du vivant ! Dans le même ordre d’idée, on pourrait faire un parallèle entre le 11 septembre 2001 et le 11 mars 2011.

Si après les attentats terroristes les grands médias et les intellectuels (médiatiques) ont tous scandés « tous Américains », aucun d’eux n’a osé proclamer un « tous Japonais » après le désastre nucléaire de Fukushima.

Tout ceci éclaire assez bien, sur le type de rapport à la science qu’entretient l’élite, et peut-être plus largement toute la société. Jacques Ellul13 disait que le sacré n’avait pas disparu dans nos sociétés modernes. Il avait simplement trouvé une nouvelle incarnation : la Technique. La Technoscience dirions-nous aujourd’hui. Technoscience contre laquelle toute critique radicale sera désormais considérée comme un sacrilège. Y compris dans les mouvements de contestation du nucléaire comme du numérique (voir le prochain numéro).

La Science pour accompagner et légitimer la substitution des utopies politiques par les utopies technologiques

La Science qui devient Technoscience va grandement contribuer à (ré)installer les utopies technologiques dans la société, au détriment des utopies politiques.

En l’occurrence ici, il s’agira de faire reposer sur des innovations techniques hors-norme, le pilotage d’une économie nationale, ou encore l’instauration d’un nouvel ordre pacifique mondial.

Le projet Cybersyn sous Salvador Allende : l’ordinateur pour piloter les politiques nationales

Céline Lafontaine nous rappelle dans son excellent ouvrage14, que la cybernétique est née au sein du complexe scientifico-militaro-industriel américain au début de la seconde guerre totale. Étymologiquement, cybernétique vient du grec « kubernan » (diriger). C’est l’étude des processus de commande et de communication chez les êtres vivants, dans les machines et les systèmes sociologiques et économiques. La cybernétique entend donc s’appliquer aussi bien aux êtres vivants qu’aux machines. L’information et le contrôle constituent son socle fondateur. Le projet Cybersyn constitue la toute première mise en œuvre d’un dispositif destiné à réguler de manière optimale des affaires collectives grâce à des protocoles automatisées. Ce projet a vu le jour en 1970 (grâce à la firme IBM), sous le gouvernement socialiste chilien de Salvador Allende. Pour le philosophe Éric Sadin15, avec ce projet, c’est moins une surveillance des masses, qu’un gouvernement algorithmique qui se jouait. L’ambition première fut d’asseoir une maîtrise sur le cours général des choses, grâce à l’ordinateur. En effet, en bon progressiste, Allende a voulu démontrer aux Américains, qu’un régime socialiste muni des dernières technologies de pointe, serait tout à fait en mesure d’assurer une gouvernance socialement et économiquement viable. On peut d’ailleurs noter que son successeur, le général Pinochet, farouche conservateur, délaissa rapidement ce projet…Cette tentative de piloter et infléchir le cours des choses via l’ordinateur dans le Chili socialiste des années 1970, est plus que d’actualité à l’heure des « intelligences » artificielles.

De l’atome pour la Guerre à l’atome pour la Paix : le nucléaire, une arme de destruction massive pour pacifier et développer le monde

Ayant échoué à imposer et maintenir leur monopole sur l’arme atomique, les Américains ont entrepris d’imposer un nouveau programme pour promouvoir le nucléaire. Le président américain Eisenhower prononça le 8 décembre 1953 devant l’assemblée générale des Nations Unies son fameux discours « Atome for peace » (Atome pour la paix). L’idée était de mettre en place une coopération internationale pour « civiliser l’atome ». C’est-à-dire développer des usages civils, et donc pacifiques, de l’atome.

En fait, ce projet visait surtout à développer le nucléaire civil dans le but premier de perpétuer la production du nucléaire militaire, tout en la rendant socialement plus acceptable.

En dynamisant les développements de la Technoscience, ce projet va alimenter la compétition entre les deux blocs Est et Ouest tout au long de la guerre froide.

Par ailleurs, « Atome pour la paix » ambitionne aussi de forger au niveau mondial, une nouvelle représentation collective du nucléaire, un récit commun devant conduire l’humanité vers le confort et la prospérité. Ce projet suscitera une très forte adhésion du monde de la recherche scientifique, et de sa presse de vulgarisation, au moins jusqu’aux années 197016. Cette « civilisation » de l’atome servira à réhabiliter la physique nucléaire, et permettra ainsi aux physiciens et chimistes ayant collaboré directement (comme Oppenheimer) ou indirectement (comme Einstein) à la fabrication de l’arme nucléaire de destruction massive, de se laver la conscience. Et où on retrouve le lien entre nucléaire et informatique, puisque beaucoup de scientifiques virent dans le projet cybernétique de fabrication d’une machine intelligente au service de l’humanité, une tentative de rachat du péché nucléaire de la bombe17. Cette stratégie aidera la technoscience à retrouver les grâces de l’opinion publique après sa macabre participation aux deux guerres totales.

La propagande orchestrée par la vulgarisation scientifique (Nature, Sciences et Vie, Sciences et Avenir, etc.) sera mobilisée pour effacer des mémoires Hiroshima et Nagasaki, et légitimer socialement la puissance de développement qu’apporte l’atome.

Ainsi la masse des scientifiques aura profondément intériorisé la logique étatique du nucléaire comme remède à la décadence, et tout particulièrement dans les anciens pays colonisateurs.

Concernant notre pays, notons que d’une part, c’est en partie grâce (ou à cause) du programme « Atome pour la paix » que EDF va progressivement se rallier à l’électronucléaire. Pour EDF qui fut longtemps en conflit avec le CEA, le basculement décisif interviendra en 1969.

D’autre part, avec « Atome pour la paix », l’électronucléaire devient un des piliers centraux de la politique de redéploiement industriel du pays. Et il sera question « d’édifier un SHELL de l’atome » comme le déclarera en 1971 André Giraud, le tout nouveau patron du CEA.

Finalement, dans une période où la question de la finitude des ressources fossiles commençait à se poser en Occident, l’utopie des scientifiques atomistes (fabriquer une source d’énergie illimitée) devint une nécessité pressante.

Les enjeux de géopolitique et de politique intérieure :

Dissuasion nucléaire et Dissuasion numérique

Sur le plan de la géopolitique, on peut observer qu’historiquement, le choix d’orienter ou de réorienter la production d’électricité vers le nucléaire a souvent été élaboré dans un contexte de pénurie ou de difficultés d’approvisionnement d’énergies fossiles (les Etats-Unis des années 1950, la France des années 1970 et d’aujourd’hui, etc.).

Dans ces périodes, il est impératif pour les élites de (ré)activer le vieux mythe cornucopien d’une société abondante en énergie si bien incarné par le nucléaire.

Armées de simulations informatiques, les élites tentent alors de démontrer hier comme aujourd’hui, que la demande va nécessairement croître, afin de légitimer l’électronucléaire.

Car ainsi que le rappelle Sézin Topçu, aujourd’hui tout comme au début des années 1970, les promoteurs du programme électronucléaire français sont donc avant tout les concepteurs d’une société fortement consommatrice d’énergie électrique qu’ils corrèlent à un haut degré de modernisation de la nation18. D’ailleurs, le choix du redéploiement du projet nucléaire français a été effectué en 1969, avant le premier « choc pétrolier » (1973), et donc en amont de la crise énergétique …

Au niveau des politiques intérieure et extérieure, la démesure du complexe nucléaire français est à l’origine de tout un ensemble de problèmes. Un accroissement de la dépendance tant énergétique que financière du pays (emprunts sur les marchés financiers pour rembourser la colossale dette que EDF cumule depuis les années 1980), une contribution majeure au gonflement de la dette nationale, une participation notoire aux géopolitiques de prolifération du nucléaire dans le monde (en Israël, en Irak, …), etc.

De manière générale, les enjeux géopolitiques et énergétiques sont souvent corrélés.

Et du fait de sa dualité, à savoir l’indissociabilité entre applications civile et militaire, le nucléaire, plus que toute autre technologie, confirme cette corrélation.

Notons que cette indissociabilité entre applications civile et militaire s’étend également aujourd’hui aux hautes technologies (« high-tech ») dont la constante extension repose en premier lieu sur les développements du numérique. L’exemple des drones, bourrés de technologies numériques, utilisés indistinctement par des civils (vidéastes) et des militaires, en est la meilleure illustration.

Les politiques de défense nationale subiront un premier remodelage avec l’avènement des bombardements aériens qui permettent alors d’atteindre indistinctement militaires et civils. L’arme nucléaire viendra radicaliser ce remodelage.

Dès lors, il s’agira avec cette nouvelle arme, de neutraliser non plus seulement le corps militaire, mais l’ensemble d’un territoire national, perçu comme une menace potentielle. Ce qui fait écho au concept de guerre totale.

Le potentiel génocidaire de la bombe, discrètement dissimulé dans le cas de la centrale19, contribue alors à diffuser à l’extérieur des frontières du pays possesseur une peur et une menace permanentes censées décourager toute attaque étrangère. Les géopolitiques de dissuasion nucléaire vont se structurer autour de cette nouvelle approche de la défense nationale.

Comme dit précédemment, durant toute la guerre froide, l’informatique jouera un rôle essentiel au niveau de la surveillance et des simulations d’explosions atomiques élaborés dans le cadre de ces géopolitiques de dissuasion nucléaire.

Mais outre sa connivence historique et constitutive avec le domaine militaire, l’informatique répond aussi à des exigences de gestion20.

Après les « troubles de mai-68 », l’intégration des individus dans des fichiers informatiques apparaîtra comme une nécessité impérieuse pour le pouvoir français. Ce dernier tentera d’y répondre avec le fameux projet SAFARI (Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus). Mais dans la France de 1974, l’informatisation n’est qu’à ses balbutiements, et le caractère intrusif de ce projet étatique, le rendra impopulaire21.

Avec le « boom de l’informatique personnelle » des années 1980-90, un basculement s’opère. Ces technologies vont progressivement gagner en popularité jusqu’à finir par être très largement plébiscitées dans des sociétés désormais qualifiées de « branchées »18.

Cette évolution suggère une hypothèse. Ces technologies numériques seraient aujourd’hui en mesure de dessiner les contours d’une nouvelle forme de dissuasion : « la dissuasion numérique ».

Cette dernière s’exerçant à l’intérieur des frontières, serait destinée à dissuader le citoyen de tout acte d’agression ou de désobéissance envers le pouvoir intérieur (État, entreprises, etc.).

Le mode opératoire reposerait sur l’instauration d’une transparence toujours plus étendue de nos activités, conduisant à créer et entretenir un climat de suspicion et de méfiance généralisées.

Cette « mise à nue participative » des individus renforcerait le pouvoir intérieur.

Les succès du crédit social chinois, et du « QR-code » pour gérer et discipliner des « flux d’humains » pendant la crise du covid et aujourd’hui dans de nombreux événements (JO, concerts,…), pourraient étayer notre hypothèse. Tout comme l’avenir très prometteur de la cybersécurité…

La forte coercition policière et administrative qui s’abat aujourd’hui sur les réfractaires à l’ordre établi, pourrait bien être une des déclinaisons de cette dissuasion numérique.

Les militants antinucléaires qui s’opposent au projet CIGEO d’enfouissement des déchets nucléaires, réfractaires au cadre de pensée imposé par les experts scientifiques, en savent quelque chose.

Evidemment, le déploiement des technologies numériques dans la société (avec notre complicité) ne fait qu’accroître l’efficience de cette coercition policière et administrative.

Ainsi de manière très schématique, on pourrait résumer en disant qu’aujourd’hui le Nucléaire assurerait une défense vis-à-vis de l’ennemi extérieur, alors que le Numérique permettrait d’assurer le contrôle de l’ennemi intérieur.

En conclusion

A rebours des promesses initiales qu’elles véhiculaient, les technologies informatique et nucléaire n’ont donc ni amélioré l’exercice démocratique, ni permis l’autonomisation des individus, ni empêché la multiplication des conflits armés sur le globe, ni apporté une indépendance énergétique ou financière à un quelconque pays, ni infléchi notre trajectoire extractiviste …

Bien pire, sur le long terme, le nucléaire menacerait notre biologie par ses effets mutagènes, alors que le numérique compromettrait notre sociabilité. Toutes choses qui font du tandem Nucléaire-Numérique la menace la plus intégrale pour notre espèce.

En définitive, le déploiement massif des technologies nucléaire et informatique depuis la seconde guerre totale, aura surtout d’une part contribué à refaçonner l’organisation sociale dans le sens d’un renforcement du pouvoir des techniciens et de leurs machines.

Et d’autre part, accentué la distorsion du rapport existant entre nos productions et notre imagination.

Ainsi pour paraphraser Gunter Anders, on pourrait dire qu’avec ce tandem, nous devenons des utopistes inversés. Contrairement aux utopistes qui ne peuvent pas produire ce qu’ils se représentent, nous ne pourrions plus nous représenter ce que nous produisons22.

Et le chaos écologique actuel pourrait servir de prétexte à l’élite technicienne pour légitimer l’emprise de la Technoscience dans nos vies. Il est possible que cette voie puisse aboutir à une sauvegarde de la Nature, mais sans doute au détriment du reliquat de part humaine qui subsiste encore en nous après quelques siècles de développement industriel.

C’est un peu en substance ce que nous disait déjà l’un des pères de l’écologie politique :

« Pour ma part, je ne sais si je redoute le plus, le retour au chaos d’une catastrophe ou l’anéantissement spirituel par l’organisation qui l’éviterait »

Bernard Charbonneau en 1973, cité dans Le totalitarisme industriel, un livre publié aux éditions L’Echappée en 2019.

Références bibliographiques

1 : Guerre mobilisant l’ensemble des ressources matérielles d’une nation, et qui affecte indistinctement civils et militaires. Voir Le totalitarisme industriel, Bernard Charbonneau, aux éditions L’Echappée, 2019.

2 : Concept à travers lequel il s’agit de rappeler le rôle majeur joué par la Science et ses recherches dans la production d’innovations militaires et industrielles… Voir La science creuset de l’inhumanité. Décoloniser l’imaginaire occidental, Jean-Marc Royer, aux éditions L’Harmattan, 2012.

3 : Le monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant, Jean-Marc Royer, aux éditions Le passager clandestin, 2017

4 : Référence à la traduction française du livre de James Burnham : L’ère des organisateurs (1946).

5 : Les sciences pour la guerre : 1940-1960, dirigé par Amy Dahan et Dominique Pestre, aux éditions EHESS, 2004

6 : Histoire des sciences et savoirs (tome 3 : Le siècle des technosciences), dirigé par Dominique Pestre, aux éditions du Seuil, 2015.

7 : Les sciences pour la guerre, opus cité. 

8 : Le monde comme projet Manhattan, opus cité.

9 : Une histoire de l’énergie, Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Delage, Daniel Hémery, aux éditions Flammarion, 1984 (réédité 2013).

10 : Voir notamment L’obsolescence de l’homme, Günter Anders, 1956, et Jean-Marc Royer, opus cité.

11 : La science creuset de l’inhumanité. Décoloniser l’imaginaire occidental, Jean-Marc Royer, aux éditions L’Harmattan, 2012.

12 : Homologie établie par rapport au négationnisme juif : voir Jean-Marc Royer, opus cité.

13 : Les nouveaux possédés, Jacques Ellul, aux éditions Fayard, 1973.

14 : L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Céline Lafontaine, aux éditions du Seuil, 2004.

15 : La vie spectrale. Penser l’ère du méta-vers et des IA génératives, Éric Sadin, aux éditions Grasset, 2023

16 : Une histoire de l’énergie, opus cité.

17 : L’empire cybernétique, opus cité.

18 : La France nucléaire : l’art de gouverner une technologie contestée, Sezin Topçu, aux éditions du Seuil, 2013.

19 : La condition nucléaire. Réflexion sur la situation atomique de l’humanité, Jean-Jacques Delfour, aux éditions L’Echappée, 2014.

20 : La vie spectrale, opus cité.

21 : La liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, Groupe MARCUSE, aux éditions La Lenteur, 2012.

22 : La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, Günther Anders, aux éditions Le serpent à plumes, 2006 [1981]

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