Contre les bulldozers de Vinci sur le GCO, la mobilisation ne faiblit pas
30 octobre 2018 / Émilie Massemin (Reporterre)
Grèves de la faim, nouveaux recours juridiques, blocage d’un chantier… La mobilisation ne faiblit pas contre le projet de grand contournement ouest de Strasbourg. Avec un sentiment d’urgence croissante, alors que les bulldozers poursuivent leur travail de destruction.
« C’est un dernier recours pour espérer être entendu. Toutes les voies démocratiques ont été bafouées, toute la logique de défense de la planète pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C a été effacée, on n’écoute que les pro-autoroute qui ne pensent qu’à l’argent et à la rentabilité », clame dans un mégaphone Christine Ludes. Quelque 150 personnes, rassemblées autour du barnum sous un soleil radieux, l’écoutent avec attention et respect. L’habitante de Griesheim-sur-Souffel, âgée de 52 ans, fait partie des dix opposants au projet de grand contournement ouest (GCO) de Strasbourg qui ont commencé une grève de la faim lundi 22 octobre. Habituellement installés à l’église protestante de Bischheim, ils ont enfilé des tee-shirts blancs au logo de la lutte et investi la place Kléber de Strasbourg, vendredi 26 octobre à partir de midi. Objectifs : partager leur combat, remobiliser les opposants et sensibiliser les passants.
Huit des dix grévistes de la faim, place Kléber à Strasbourg.
Car le projet de grand contournement ouest de Strasbourg, vieux de plus de trente ans, pourrait à première vue sembler une bonne idée. Actuellement, les habitants des communes voisines travaillant à Strasbourg et les transporteurs européens de marchandises se partagent l’A35, qui traverse la ville. Bilan : des embouteillages récurrents aux heures de pointe et de réels problèmes de pollution pour les riverains. L’objectif officiel du GCO, dont la construction a été confiée à Arcos, une filiale de Vinci, est de remédier à ces nuisances en permettant aux camions d’éviter le cœur de Strasbourg.
La prétendue lutte contre la pollution dissimule le but de développer le transport routier
« Sauf que c’est un faux argument, s’insurge en aparté Guillaume Bourlier, président de l’association Réserve du Bishnoï, âgé de 42 ans, et lui aussi gréviste de la faim. Le GCO est le chaînon manquant d’un vaste axe nord-sud européen de transport de marchandises par la route. Une fois cette autoroute construite, il ne manquera que douze kilomètres à tracer côté allemand — le projet est déjà dans les cartons — pour achever un nouveau couloir pour les véhicules les plus polluants. Pour ces derniers, il sera alors 78 % moins cher de passer par l’Alsace, car ils n’auront plus la taxe sur la pollution très élevée à payer côté allemand ! »
Pour l’opposant, le projet est indéfendable. « Sept instances officielles ont alerté sur le fait que le GCO n’était pas compensable. L’enquête publique de 2013 a abouti sur un avis très défavorable. Malgré tout, le préfet de la région Grand Est, Jean-Luc Marx, a validé le projet. Pas étonnant quand on sait qu’il était en poste à La Réunion quand la nouvelle route du littoral a été lancée. » Les opposants, eux, préconisent la mise en place d’une écotaxe qui découragerait une partie du transport de marchandises par la route ou le répartirait de manière plus équitable entre la France et l’Allemagne.
- « Par notre grève, nous demandons un moratoire sur les travaux et la mise en place d’une commission de médiation qui mettrait son nez dans le dossier, comme cela a été fait à Notre-Dame-des-Landes », enchaîne pendant ce temps Michel Dupont, ancien assistant parlementaire de José Bové et habitant de Cronenbourg, âgé de 68 ans. Une manière de poursuivre le bras de fer avec le ministre de la Transition écologique et solidaire, François de Rugy. Lundi 22 octobre au soir, ce dernier a reçu une délégation d’opposants et leur a demandé de fournir des propositions alternatives pour améliorer les problèmes de circulation dans Strasbourg. Avant de déclarer au quotidien Le Monde qu’il disait « non à la demande de moratoire, parce qu’avec tous les recours, ce serait sans fin.(…) La seule chose pouvant arrêter les travaux serait une décision de justice ».
Emmanuel Macron attendu de pied ferme le 4 novembre
Justement, Stéphane Giraud, directeur d’Alsace Nature, saisit l’occasion du rassemblement pour annoncer que l’association « récolte des informations sur des irrégularités constatées pour les transmettre au préfet » et qu’un nouveau recours contre la Sanef, chargée des travaux au niveau du raccordement entre l’A4 et l’A35, au nord du tracé, a été déposé le jour même. Les opposants comptent bien profiter la visite du président de la République, Emmanuel Macron, prévue le 4 novembre à Strasbourg, pour le forcer à s’exprimer sur le projet. « C’est un défi que nous lançons à celui qui a reçu le prix de champion de la Terre, lance M. Bourlier dans le porte-voix. Est-ce qu’il le mérite ou est-ce qu’il continue à manger dans la main des multinationales ? »
Les autres grévistes — Marc Hoffsess, 57 ans, Pierre Rosenzweig, 69 ans, Rachel Kuhn, 42 ans, sa petite sœur Aurélie, 35 ans et Jean-Jacques Pion, 79 ans, militant d’Alsace Nature — prennent la parole à tour de rôle, sans oublier de rendre hommage aux absents — Élisabeth Dupeux, 66 ans, membre du collectif GCO non merci et Maurice Wintz, 59 ans, vice-président d’Alsace Nature. Tous ou presque sont originaires ou vivent dans des communes situées à proximité du projet. « Pour les soutenir et protester contre le projet, vous pouvez sauter le repas de midi, encourage Michaël Kugler, membre du collectif et ancien habitant de la Zad du Moulin, à Kolbsheim, qui anime le tour de parole en faisant tourner son mégaphone. Vendredi 2 novembre, nous vous invitons à jeûner toute la journée et à inscrire vos repas sautés sur le site du collectif. Vous pouvez aussi porter un badge anti-GCO de manière bien visible et envoyer un courrier à Emmanuel Macron — pas besoin de timbrer les lettres à destination de l’Élysée, c’est prévu pour. » Lundi soir, 163 journées complètes de jeûne solidaire avaient déjà été comptabilisées sur le site. Rendez-vous est aussi pris le soir d’Halloween pour une grande marche sur le tracé du projet d’autoroute, « déguisés en arbres coupés, en ouvriers de Vinci… bref, en tout ce qui fait peur ! »
Johnny Gaîtée profite d’une pause dans les discours pour inscrire une phrase de soutien sur un gros veau en plastique. « Je suis venu me renseigner parce que j’aimerais faire quelque chose pour cette lutte, explique-t-il. J’habite Strasbourg mais on entend peu parler du GCO, à part lors de coups d’éclat, comme l’expulsion de la Zad en septembre. Certains habitants pensent que comme les travaux sont en cours, il n’y a plus rien à faire. Mais on voit bien que certains continuent à se mobiliser. »
C’est le cas de nombreuses personnes présentes ce vendredi midi sur la place. Isabelle Ingrand-Hoffet, pasteure à Kolbsheim, participe à la lutte depuis 2016 : « Nous avons organisé des célébrations en plein air ouvertes à tous sur le tracé du projet, en soutien aux oppositions. Nous avons aussi soutenu les zadistes du Moulin. La Bible nous appelle à prendre soin de la Création, ce jardin qui nous a été confié, et les Évangiles nous invitent à la frugalité et à l’accueil inconditionnel de l’autre. Dans ces circonstances, ce sont des messages subversifs, qui bousculent l’Église dans son confort. En tant que pasteure, femme et mère et en tant que personne, la rencontre avec les zadistes m’a ouverte. »
Démissions au conseil de l’Eurométropole et pièces de théâtre anti-GCOAndrée Buchmann, adjointe de la commune de Schiltigheim, a renoncé à sa délégation à l’Eurométropole de Strasbourg pour protester contre l’attitude de son président, Robert Herrmann, ouvertement favorable à l’autoroute. « Nous sommes plusieurs à avoir démissionné, précise l’écologiste, qui était également montée au front lors de l’expulsion de la Zad du Moulin. Cela a été une secousse pour le conseil. Mais les militants et la population l’ont compris et bien reçu. »
En pleine palabre près de la fontaine, Yseult Welschinger et Éric Domenicone, marionnettistes et musiciens de la compagnie La Soupe, et Claire Audhuy et Baptiste Cogitore, de la compagnie de théâtre documentaire Rodéo d’âme, ont mis leurs arts au service de la lutte. « Par exemple, nous avons organisé avec la pasteure de Kolbsheim une cérémonie pour un arbre mort, se souvient Claire Audhuy. Des zadistes et des habitants sont allés chercher un tronc coupé par Vinci et chacun a confié ses bons souvenirs de moments passés dans la forêt, avec de la musique et des huiles essentielles. Nous avons aussi lancé l’opération « Adopte un arbre », en encourageant les habitants à planter un gland et à en prendre soin pour reboiser les zones détruites après l’abandon du projet. » « Cela permet aux gens de se représenter les choses différemment, de manière plus symbolique et sensible, explique Yseult Welschinger. On sent que même les militants attendent ces actions. »
À la place de la Zad du Moulin, un cimetière d’arbres centenaires
Des idées qui fusent pour une mobilisation sans relâche, alors que les bulldozers sont déjà passés à l’action en plusieurs points du tracé. Avant de rejoindre la place Kléber, Dany Karcher, maire de Kolbsheim, a fait un tour à la Zad du Moulin, déserte depuis son expulsion le 10 septembre dernier. En lieu et place de la forêt, une terre nue hérissée de souches et de quelques branches sur une bande de quelque 70 mètres de large, à l’emplacement de l’autoroute souhaitée par Arcos. Dérangé par la voiture qui nous emmène, un écureuil s’est réfugié dans les branches d’un noyer encore debout, près de l’ancienne grange. « Les zadistes l’avaient quasiment apprivoisé, soupire l’édile. On n’avait pas intérêt à laisser sa portière ouverte avec des provisions à l’intérieur ! » D’un regard, il parcourt l’étendue déboisée. « Après l’expulsion, les machines sont entrées en action très vite. On a calculé qu’il leur fallait 20 secondes pour faire tomber un arbre centenaire. Et ce n’est pas fini : on a appris récemment qu’ils allaient encore faire des coupes dans des zones d’occupation temporaire pour y installer des accès au chantier, des lieux de stockage, etc. À la fin, il est prévu un remblai de dix-sept mètres avec l’autoroute au-dessus. » Tournant le dos à la grange et au moulin, il désigne du doigt une colline en face. « C’est la colline du Rosenberg, la “colline des roses”. Elle va être complètement ouverte, sur la profondeur d’un immeuble de neuf étages ! » Une folle reproduction de l’histoire : « La forêt avait déjà été rasée il y a cent ans par les Allemands, qui voulaient tout bétonner pour observer la progression de l’ennemi. Mais l’ennemi n’est jamais venu et la forêt a été déboisée pour rien. Un siècle plus tard, on rase à nouveau et on bétonne pour une autoroute qui ne servira à rien. On a fait le calcul : l’autoroute ne ferait baisser le trafic dans Strasbourg que de 3,8 % », grince l’enseignant au département de qualité logistique industrielle et organisation à l’université de Strasbourg, suffisamment expert en gestion des flux pour identifier les nombreux points faibles du GCO.
- À la sortie de la Zad, un portillon ouvert l’invite à faire un petit tour au château de Kolbsheim. « On a fêté ses 300 ans au début des années 2000. Bien qu’il soit privé, les habitants l’appellent “notre château” et peuvent se promener régulièrement dans les jardins classés comme remarquables », indique Dany Karcher en pénétrant dans le parc. La promenade ensoleillée est seulement troublée par le bruit du motoculteur de José, le jardinier. Du sommet d’une terrasse agrémentée d’un jardin à la française, la vue plonge vers des massifs et des bosquets de plus en plus exubérants jusqu’à un bois aux chaudes couleurs d’automne. « C’est à ce niveau que s’érigera le viaduc de la Bruche, où doit passer l’autoroute. Des simulations ont été faites pour minimiser l’impact sur le jardin, mais je ne vois pas comment on peut cacher une autoroute ! Sans parler du bruit. »
- À la Zad du Spot, « au moins, on est là, on gêne »
Dernière étape, le Spot, où quatre zadistes se sont installés après l’expulsion du Moulin, une dizaine d’autres ayant établi leur campement au Verger, en direction de Duttlenheim. Une grande tente couverte d’un graff magnifique, une roulotte, des pancartes anti-GCO. Dany Karcher est accueilli par Didier, 45 ans, originaire du Heiligenstein, à une quarantaine de kilomètres, et son petit chien blanc baptisé Nabot. L’occasion de prendre des nouvelles des travaux — « Les machines sont là tous les jours, j’ai lu qu’ils allaient installer deux bases de vie dans le coin » — et du tilleul de l’amitié récemment planté, offert par des opposants allemands au projet autoroutier de 12 kilomètres qui doit boucler l’axe européen nord-sud après la construction du GCO. L’ambiance n’est pas à la fête. « On a un sentiment d’impuissance, confie Didier en contemplant le va-et-vient des pelleteuses. À part s’asseoir devant les machines, on ne peut plus rien faire. Mais au moins, on est là, on gêne. Arcos a été obligé d’employer des vigiles pour garder les chantiers ! »
Les bras couverts de tatouages, Mike, 26 ans, répare un vélo utilisé pour recharger les portables — « comptez une bonne demi-heure de pédalage pour recharger de 15 % ». Il a grandi à Dachstein, où ses parents vivent encore, juste à côté de la future autoroute. « Ce matin, j’ai bloqué les machines pendant deux minutes et demie en m’allongeant sur le chantier avec mon sac de couchage, raconte-t-il. Mais ce n’est pas facile. Depuis l’expulsion de la Zad, toutes les décisions de justice concernant les recours nous sont défavorables. On se sent abandonnés par les tribunaux, avec cette impression que l’argent gagne toujours. »
« Leur combat profite à tous »
Boris, cadre intermédiaire strasbourgeois de 44 ans, s’est garé sur le chemin pour prendre les nouvelles et leur remonter le moral. « Je voulais les rencontrer parce qu’ils mènent un combat qui profite à tous. Et que c’est disproportionné, ce petit camp au milieu des bulldozers qui travaillent », soupire-t-il. Lui pensait le projet bloqué. « Il reflète une vision dépassée du développement. Il n’est plus adapté à notre époque, où il faut limiter le trafic, préserver les terres agricoles. Mieux vaudrait instaurer un péage pour les poids lourds. »
- À Vendenheim, des opposants se relaient toute la journée pour empêcher les travaux.
D’autres zadistes sont allés renforcer les troupes à Vendenheim, au nord du tracé, où la Sanef mène des projets de déboisement. Après avoir salué les grévistes de la faim et les amis place Kléber, Claire Audhuy et Baptiste Cogitore s’y sont rendus pour prêter main-forte. Le site, situé juste à côté d’un club canin, est délimité par une grille flanquée de panneaux indiquant « accès interdit ». Depuis lundi 22 octobre, un petit groupe d’opposants se relaie devant pour empêcher les machines d’y faire leur travail. L’opération est un succès, puisque les travaux n’ont pas commencé. Ce vendredi après-midi, six personnes, dont une toute petite fille endormie dans sa poussette, y font le pied de grue, en papotant avec deux vieux gendarmes réservistes et plutôt amicaux. « Comment ça s’est passé à Strasbourg ? » interroge l’un d’eux. « Pas mal, on a eu 150 personnes au moins ! » répond la metteuse en scène. À son tour, Gilles donne les nouvelles du blocage. « Les machines sont arrivées lundi matin. L’une d’elles a réussi à se faufiler, mais des lutins — c’est comme ça qu’on appelle les zadistes par ici — étaient dans la forêt et ils ont dû l’arrêter. Trois machines sont déjà reparties vers d’autres chantiers. » Peu après 16 h, les ouvriers abandonnent le site. « Enfin, seulement pour le week-end, corrige Baptiste Cogitore. Lundi, il faudra à nouveau être là pour les empêcher de revenir. » Et tenir bon, avec les autres, dans la lutte des protecteurs de la forêt contre la voracité autoroutière.